Canisy – Par Pierre-Jean REMY
Membre de l’Académie Française

La première fois, nous étions arrivés à la nuit tombante. Sur un ciel encore clair couraient de gros nuages sombres et bleus qui voilaient par instants la lune. Comme sur une gravure romantique, les tourelles du château, les toits pointus se détachaient à travers les branches du parc, de l’autre côté des douves et de l’étang qui reflétait quelques lumières allumées, ça et là, le long de la façade obscure. La voiture avait longé encore un moment l’étang, puis la grosse tour ronde d’entrée et cela avait été l’émerveillement de la vaste cour carrée, les amis qui venaient à notre rencontre et la première traversée à l’infini des corridors, des salons… Des feux de bois crépitaient dans les cheminées sous ces portraits aux teintes pâles de jeunes femmes très belles qui s’appelaient Kergorlay et qu’on a décapitées à la Révolution et une musique – c’était un quatuor à cordes et c’était Mozart -s’élevait de l’ultime pièce en rotonde. C’était la première fois, et tout de suite, Canisy m’a paru un lieu hors du temps où tout était possible – fût-ce l’impossible.

Depuis dix ans, je suis revenu souvent à Canisy. Pour des week-ends de quelques amis ou pour de grandes fêtes. Parfois, des séminaires, des gens graves discutaient dans un salon tandis que d’autres, ailleurs, jouaient au bridge ou écoutaient encore du Mozart en buvant un très vieux calvados. J’y ai vu des noces, des baptêmes : on se marie beaucoup en dix années, à Canisy; on s’y aime beaucoup aussi. J’y ai croisé d’autres écrivains venus commencer là un nouveau livre – ou de jeunes musiciennes américaines, chinoises, venues de partout dans le monde et qui, déjà, sont devenues célèbres. J’y ai entendu des ministres d’un bord parler politique avec d’anciens ministres de l’autre bord et puis j’y ai souvent aperçu, dans les allées du parc, des enfants blonds ou très bruns qui riaient aux éclats sur des poneys.

Car c’est bien là le miracle de Canisy, son parc, ses galeries, ses couloirs où veillent d’autres portraits d’autres dames belles encore et mortes elles aussi voilà longtemps, ses bibliothèques – elles sont trois : la grande, la petite et les archives : il n’y a qu’à choisir : sa cuisine ou le vendredi soir on se retrouve, à mesure des arrivées, devant des soupes fumantes comme du temps de nos grands-mères.

C’est bien cela, le miracle de Canisy : un lieu hors du temps où se rencontrent tant d’hommes et de femmes que nous aimons en ce temps et qui , par la magie d’un week-end, deviennent nos amis pour longtemps. J’ai dit le premier soir, la première nuit : il suffit dé s lors de penser au premier matin, les volets qu’on pousse devant le parc où flottent encore des brumes blanches, un homme qui mène deux chevaux à travers la pelouse et, de l’autre côté du parc, au-delà des arbres, le clocher en pointe de l’église, la cloche qui appelle pour une première messe. La journée qui va doucement s’ordonner au fil des repas, des promenades – la mer, si proche , les grandes plages – jusqu’à ces dîners où la flamme des bougies donne aux visages de nos plus belles amies des lumières plus belles encore… Il y a la cuisine aux destinées de laquelle veillent depuis toujours Andrée et Marie ; il y a des vins à se mettre à genoux et, entre poire et fromage, le fromage blanc du pays qui s’appelle « piquette » et qui est devenu tradition : nous sommes vingt, quarante, soixante en pull-over ou en smoking, elles ont les épaules si bellement nues sous les châles, les belles amies déjà dites et la soirée ne fait que commencer.

Dans quelques minutes, on servira le café au salon, quelques minutes encore, et les premières notes échappées au piano. Il y aura le silence de ceux qui veulent entendre tandis que, dans d’autres pièces, autres salons, bibliothèques, on discute et on discute jusqu’au milieu de la nuit.

De l’extrémité de l’aile nord, de cette galerie, cette tour où les enfants ont aménagé une boîte de nuit, viennent d’autres musiques – et c’est là, encore, le miracle de Canisy.

Dés la première fois que je suis venu à Canisy, j’ai compris que c’était une maison – ce château de soixante-dix pièces… – où les « choses » vivaient autant, fût-ce autrement, que les gens.